analyse: l'exil et le retour au pays

Le point de vue de l’exil et du retour au pays dans L’énigme du retour de Dany Laferrière et La Dot de Sara de Marie-Célie Agnant

Introduction


 
En 1957, la dictature de François Duvalier fait rage à Haïti. Ce conflit fait d’Haïti le principal fournisseur d’immigrants au Québec puisque ces deux pays sont liés par un partage linguistique. À la succession de son père, Jean-Claude Duvalier exclut les cadres du pays. À cette époque il y a près de 200 médecins et 1000 professeurs haïtiens au Québec. Les professionnels envoyés en terre canadienne sont bien intégrés jusqu’en 1974 après quoi, ils ont des salaires faibles, de longues heures de travail, une absence de sécurité et se font harceler. La diaspora haïtienne envoie plus d’un milliard de dollars américains à leurs familles qui sont restées au pays. Elle joue un grand rôle puisque c’est grâce à ces masses d’émigration que le pays est encore connu et qu’il n’a pas été enseveli par la désolation et l’oubli. L’arrivée de la littérature migrante haïtienne s’explique par la puissance des Duvalier qui poussent les intellectuels à l’exode. Arrivés en terre plus sûre, les écrivains continuent d’écrire et publient au Québec. Inspirés par le souvenir de leur pays d’origine et leur état d’exil, les auteurs produisent des œuvres représentatives de leur pays natal, axées sur les relations entre les individus, le mode de vie des Haïtiens centré sur l’entraide et le partage, en opposition au mode de vie des Québécois qui sont plus indépendants, et traiteront aussi du désir de continuer leur vie malgré le changement et la distance. [1]

C’est ainsi que dans La dot de Sara de Marie-Célie Agnant, publiée en 1995, et L’énigme du retour de Dany Laferrière, publié en 2009, on peut observer le point de vue de l’exil et du retour au pays. Les personnages en exil vivent un choc culturel et idéalisent leur pays d’origine. Une fois de retour en terre natale, ils sont confrontés au passé, aux souvenirs et doivent se réadapter au mode de vie.  

Mise en contexte
Les deux romans à l’étude appartiennent à la littérature migrante. Dany Laferrière, Québécois d’origine haïtienne, est l’auteur le plus médiatisé de la littérature haïtienne au Québec. L’énigme du retour a reçu le prix Médicis, le grand prix du livre de Montréal et le prix des libraires du Québec. Il a été très apprécié par la critique qui trouve ce roman émouvant. Ce livre raconte l’histoire d’un Haïtien qui est exilé au Québec depuis trente-trois ans et qui décide de retourner dans son pays d’origine après la mort de son père.

Pour sa part, Marie-Célie Agnant, elle aussi Québécoise d’origine haïtienne, est moins connue pour ses romans que pour la littérature jeunesse. Le roman La dot de Sara a été écrit grâce à des récits réels racontés par des femmes haïtiennes exilées au Québec. Ce roman plonge le lecteur dans l’histoire de la migration de Marianna au Québec et de ses souvenirs de son ancienne vie en territoire haïtien, où elle retournera par la suite.

1. L’exil

Les romans qui sont dans la catégorie des romans migrants contiennent beaucoup de liens entre le pays d’origine et le pays d’exil. De plus, on peut facilement percevoir les liens entre les personnages et leurs relations entre eux. La littérature migrante au Québec est mise en place depuis le début de la littérature nationale. Le terme de l’écriture migrante est employé lorsqu’un auteur émigre dans un pays, qu’il écrit et qu’il publie dans un autre pays que sa terre natale. Son style d’écriture sera donc empreint de références culturelles de son pays d’origine et de son pays natal. On peut également utiliser la notion d’écriture transculturelle[2]

    1.1 Le choc culturel
        1.1.1 La dot de Sara de Marie-Célie Agnant

En exil, l’arrivée sur une terre nouvelle ne se fait pas facilement pour la narratrice. Habituée de prendre son café à l’extérieur et de pouvoir sortir dehors en ayant des repères et connaissant son entourage, l’auteure explique, par un style littéraire près de l’oralité, que Marianna «n’avait pas l’habitude de vivre ainsi, du matin au soir entre les quatre murs blancs d’une cage. Voilà ce à quoi lui faisait penser ce quatre-pièces où ils vivaient, sans balcon, sans galerie, barricadés, coupées du monde.»[3] Ce nouveau mode de vie ne la rassure pas beaucoup puisqu’elle ne trouve pas d’autre point positif que d’être avec Sara. Elle a l’impression que sa liberté est moins grande qu’avant puisqu’elle ne se donne pas la possibilité de connaitre autre chose que l’intérieur de l’appartement de sa fille.
    
Mais encore, le climat glacial de l’hiver est une première pour elle. Marianna fait l’observation que 
la neige, dans le parc en face de la maison, brille le soir comme un tapis parsemé d’étoiles. Il lui arrive de songer comme elle serait magnifique, la neige, sans le froid. Elle trouve l’hiver vraiment très long. Et les jours sont si brefs. Le soir arrive, pressé, mais les nuits restent claires malgré tout. La neige, immense lumière qui monte du sol… Pourtant, son corps se recroqueville. Il ne parvient pas à accepter ce changement radical de température.[4]

Marianna trouve que la neige qui jonche le sol est d’une grande brillance. La comparaison entre la neige et un tapis parsemé d’étoile amplifie la vision que Marianna a de l’hiver. Comme les étoiles, l’hiver semble inatteignable pour elle qui a l’habitude de vivre dans les grandes chaleurs et le soleil plombant. La personnification de l’hiver en immense lumière qui monte du sol explique que la narratrice reste éblouie devant cette nouveauté. Haïti étant un pays du sud, elle n’a pas connu l’hiver avant son arrivé. La neige a un côté étincelant qu’elle trouve joli, mais le froid en fait un objet beaucoup moins attrayant pour Marianna qui n’arrive pas à accepter le changement de température radical. Mais encore, l’antithèse qu’est un tapis parsemé d’étoiles démontre que les deux pôles sont renversés puisque le ciel et la terre se rencontrent, tout comme la narratrice haïtienne qui arrive dans un pays qu’elle ne connait pas et qui mêle sa culture à celle du Québec.

De plus, Marianna ne comprend pas la façon de penser des Québécois. Sa fille travaille beaucoup pour arriver à payer les factures et elle dépense beaucoup pour des biens matériels. Couturière de profession, Marianna a toujours possédé environ trois robes, une pour chaque occasion. Elle ne comprend donc pas pourquoi les gens possèdent autant d’objets qui ne sont pas d’une nécessité absolue. Elle tente de raisonner sa fille, mais exilée depuis quelques années, celle-ci a pris l’habitude de trainer dans les magasins et de faire du lèche-vitrine. Haïti est un pays où il est parfois difficile de se nourrir et se vêtir. La priorité donnée aux objets matériels n’est donc pas comprise par Marianna qui est habituée de simplement prioriser de nourrir sa famille et d’avoir uniquement les vêtements nécessaires pour se vêtir. La surconsommation n’est pas une habitude chez les Haïtiens qui restent à Haïti.

        1.1.2 L’énigme du retour de Dany Laferrière 

Dans un style plus poétique, Dany Laferrière porte un regard sur la difficulté de vivre sur une terre nouvelle, loin des gens qu’on a aimés. Lorsqu’il n’était qu’un jeune enfant, son père a quitté le domicile familial pour s’exiler. Maintenant, le narrateur et son père sont en exil et ils ne trouvent pas cette situation de tout repos. Éloignés l’un de l’autre, ils essaient de s’intégrer à cette nouvelle culture, au froid et à la nourriture qui n’est pas la même. Ainsi, «l’étouffante solitude de l’exil»[5] a poussé son père à oublier ses proches et à s’isoler du monde.

Dany, le narrateur, reste souvent enfermé dans son appartement à lire, à écrire, à observer ce nouveau monde qu’est le sien. Bien que les deux pays soient différents, le choc culturel est aussi de s’adapter aux saisons. Dans notre «vaste pays de glace / Il lui est encore difficile / même après tant d’années / d’imaginer la forme / que prendra l’été prochain. / La glace brûle / plus profondément que le feu / mais l’herbe se souvient / de la caresse du soleil. / Il y a, sous cette glace, / des désirs plus brûlants et des élans plus vifs qu’en n’importe quelle autre saison.»[6]  Il y a une antithèse puisque la glace, censée être froide, brûle. Cela démontre à quel point le narrateur trouve difficile, même après tant d’années, de vivre avec le changement des saisons. L’opposition entre le Nord et le Sud est un aspect qui est étudié dans le roman. En effet, la relation entre le Nord et le Sud ne date pas d’y hier. Les gens du Nord sont attirés par la mer, le soleil, le temps chaud alors que les gens du Sud sont effrayés par le froid. L’opposition entre les deux pôles est justement observée par l’exil du narrateur.[7]

Le choc culturel du narrateur est aussi de voir qu’ici, la plupart des gens ont la possibilité de manger à leur faim. Arrivé depuis quelque temps, Dany réalise
qu’il consomme autant de viande ici / en un hiver / qu’un pauvre en mange en Haïti / durant toute une vie. / Il est passé en si peu de temps de végétarien forcé à carnivore obligé. / Dans sa vie d’avant, la nourriture / était la préoccupation quotidienne. / Tout tournait autour du ventre. Dès qu’il avait de quoi manger tout était réglé. / C’est une chose impossible à comprendre / pour ceux qui ne l’ont pas vécue.[8]

Le narrateur insiste sur le fait qu’ici, la nourriture est accessible alors que dans son pays d’origine, tout tourne autour de la faim. L’écrivain a choisi de faire une figure d’insistance en utilisant les mots «viande», «végétarien», «carnivore», «nourriture», «ventre», et «manger».  L’abondance des ressources présentes au Québec lui fait réaliser à quel point ses deux pôles sont différents.

        1.1.3 La comparaison


Dans les deux romans à l’étude, on observe que pour les narrateurs, le froid de l’hiver demeure un grand problème. Marianna est émerveillée de voir les beautés de l’hiver cependant, elle n’arrive pas à s’adapter à la température. Dans L’énigme du retour, Dany, le narrateur, vit à quelques différences près la même situation que Marianna. Le narrateur vit avec le changement de saisons depuis quelques années, mais il n’arrive toujours pas à apprécier l’hiver. Dans La dot de Sara, il est aussi observé que la narratrice sent que sa liberté est moins grande ici, qu’en Haïti. Finalement, dans L’énigme du retour, le narrateur réalise qu’au Québec, la nourriture est facile d’accès en opposition à son pays où manger est une préoccupation.

    1.2 L’idéalisation du pays d’origine
        1.2.1 La dot de Sara de Marie-Célie Agnant

Le point de vue de l’exil dans La dot de Sara est axé sur l’idéalisation du pays d’origine. Marianna, la narratrice du roman, exilée au Québec, raconte des histoires à sa petite-fille Sara. Marianna prône les valeurs et la richesse d’Haïti, son pays natal, même si elle a dû le quitter pour aider sa fille Giselle. En effet, Marianna va jusqu’à trouver le café de moins bonne qualité que dans son pays et dira à sa fille Giselle : «Du bon café! Il était beaucoup plus parfumé que celui-ci et son arôme emplissait tout le voisinage. Du bon café bien sucré avec tes petits-beurre. Il était beaucoup plus corsé, notre café. J’essaie bien des méthodes pour en améliorer le goût et le parfum, rien n’y fait. C’est l’air du pays, on dirait ; la façon et le moment choisi pour le griller aussi. Ici tout se fait tellement vite.»[9] Pour les mangues aussi, Marianna ne comprend pas pourquoi ses fruits ne sont souvent pas mûrs et que les gens utilisent des techniques pour accélérer le processus. Les fruits paraissent tellement meilleurs dans son pays natal.

Très vite installée, Marianna continue de rêvasser à sa terre d’origine et exprime le désir de retourner dans son pays étant donné que rien ne lui ressemble ici. La seule chose qui la garde accrochée à ce nouveau mode de vie est sa petite-fille Sara, pour qui elle ressent tant d’amour. C’est pour aider Giselle avec la petite qu’elle est déménagée d’Haïti, mais elle ressent toujours le besoin d’y retourner. La maison qu’elle avait à Haïti avec sa galerie où elle prenait son café et le souvenir de ses amis font d’Haïti un pays beaucoup plus attrayant pour la narratrice que le petit quatre-pièces dans lequel elle vit maintenant.

        1.2.2 L’énigme du retour de Dany Laferrière 

Dans L’énigme du retour, l’idéalisation du pays d’origine est perçue grâce au narrateur qui commence à regretter son départ. Exilé depuis une trentaine d’années, le narrateur se lasse de vivre dans le même décor depuis aussi longtemps. Il va donc s’accrocher aux souvenirs de son enfance, aux personnes dont il se souvient, mais plus les années avancent, plus il a de la difficulté à se remémorer des journées passées à Haïti. L’exil devient un poids pour le narrateur et pour son père, lui aussi exilé puisque «L’exil combiné au froid / et à la solitude. / L’année, dans ce cas, compte double. / Ses os sont devenus secs. / Leurs yeux épuisés de voir le même décor. / Leurs oreilles lasses d’entendre la même musique. / Ils sont déçus d’être devenus / ce qu’ils sont devenus. / Et ils ne comprennent rien / à cette étrange transformation / qui s’est faite à leur insu. / L’exil du temps est plus impitoyable que celui de l’espace.»[10] C’est donc de dire que le changement d’un pays à un autre n’est rien à côté du temps qui défile. Toutes les années se ressemblent et s’enchainent et cela devient lassant. Les habitants d’Haïti sont décrits comme étant d’une générosité innée.

Au Québec, le narrateur a la possibilité de reprendre sa vie en main, cependant une léthargie l’atteint lorsqu’il pense à son pays natal. Il prend conscience que
Même dans ses rêves, il n’arrive pas à retrouver la même saveur / de ces après-midis d’enfance passés pourtant / à regarder tomber la pluie. / Il se souvient qu’il se mettait au lit / pour tenter d’atténuer cette faim / qui lui dévorait les entrailles. / Alors qu’aujourd’hui, il dort plutôt / afin de quitter son corps / et de calmer sa soif des visages d’autrefois. […] / Dormir pour se retrouver dans ce pays qu’il a quitté / un matin sans se retourner.[11] 

Le narrateur a quitté Haïti pour le Québec lors de la dictature, mais ses pensées sont encore dirigées sur ce pays. Au Québec, il n’est pas en danger, il ne souffre pas de la faim, mais il n’est pas aussi heureux qu’en Haïti. Rien ne peut remplacer le souvenir de son enfance et des gens qu’il a connu. Le narrateur souffre de son exil au Québec et la seule façon qu’il lui reste pour garder une parcelle du pays avec lui est de rêver à la terre qu’il a connue et de continuer d’écrire.

        1.2.3 La comparaison

La différence entre les deux romans à l’étude est que grand-mère Marianna, dans La dot de Sara, a quitté son pays pour aider sa fille unique qui allait avoir un bébé, elle n’avait donc pas le désir de partir, elle se sentait obligée de venir en aide à sa fille qui avait quitté Haïti depuis plusieurs années. Le sentiment d’attachement que vit Marianna face à son pays d’origine est décrit dans le roman en entier. Elle idéalise son pays puisqu’elle n’avait jamais rien connu d’autre qu’Haïti, avant d’aller s’installer chez sa fille. Le narrateur de L’énigme du retour, quant à lui, devait quitter le pays puisqu’il était journaliste et que la dictature des Duvalier l’obligeait à s’exiler en terre plus sûre. Les souvenirs qu’il garde de son pays sont rattachés à l’enfance et c’est ce qui lui permet de l’idéaliser. Les deux narrateurs semblent nostalgiques d’avoir dû quitter leur pays pour s’exiler au Québec. L’expérience de l’exil, les tonalités autobiographiques, la mémoire, les traditions sont des thèmes qui ajoutent au réalisme du roman haïtien.[12]

2. Le retour au pays
    2.1 Confrontation aux souvenirs, au passé

Depuis une quarantaine d’années, «on assiste à une mutation des idées, des valeurs et des formes, créant ainsi de manière très positive l’ambiguïté, l’écartèlement, et ces espaces géographiques et imaginaires nouveaux que s’approprie la littérature haïtienne contemporaine.»[13] Depuis 1915, les Haïtiens s’expatrient. Ils ont commencé à migrer massivement et vers toutes les destinations. C’est ainsi que les intellectuels ont commencé à publier leurs œuvres à Montréal, à New York, à Paris et à Dakar. La littérature haïtienne est une double scène qui se caractérise par la diaspora qui permet d’avoir une vue : au-dedans ou au-dehors du pays.[14]

        2.1.1 La dot de Sara de Marie-Célie Agnant

Depuis son arrivée au Québec, Marianna ne cesse de regretter son pays natal. Elle exprime beaucoup de regret puisqu’elle a dû quitter Haïti. Fidèle à ses paroles, elle décide de retourner vivre dans le pays qu’elle croit encore connaître. Arrivée à Haïti, une panoplie d’émotions s’enchaînent. Pour Marianna,  
Le bonheur du retour commence à s’effilocher. Lutter pour le retenir. Elle pense en même temps à tous ceux qu’elle a laissés jadis et qui aujourd’hui sans doute ont disparu. Elle a l’impression de ne plus être elle-même, plutôt une sorte de momie qui a été emballée, protégée depuis vingt ans d’elle ne sait quelle tempête, rescapée d’un étrange voyage. Elle appréhende les mauvais souvenirs qui bientôt, lorsqu’elle aura pris contact avec le pays, ne manqueront pas de l’assaillir, viendront grimacer devant elle, se mêleront malgré elle, malgré tous ses efforts, à ce besoin de Sara et de Giselle qu’elle sent déjà la submerger.[15]

Tant de souvenirs sont rattachés à sa vie à Haïti, que ce soit le goût du café, le bonheur de s’asseoir sur sa galerie, ou ces gens qu’elle côtoyait à chaque jour, tous ses petits détails se sont effacés lorsqu’elle est partie. Le paysage a changé, les rues se sont appauvries et l’image qu’elle avait de ce pays fait maintenant partie du passé. Avant, les enfants jouaient sur les galeries, dans les cours alors que maintenant, ils jonchent les rues et traînent un peu partout.


Marie-Célie Agnant

Mathurin, l’ami de Marianna qui est resté à Haïti en attendant son retour, lui dit que le pays n’est plus aussi sécuritaire qu’avant. Marianna reste convaincue que sa place est belle et bien à Haïti, sur sa galerie, sirotant un bon café, en attendant la visite de sa fille Giselle et de sa petite-fille Sara qui sont elles, restées au Québec. Elle ne veut pas comprendre que le pays a changé, elle remarque le changement, mais elle refuse d’écouter Mathurin.  

        2.1.2 L’énigme du retour de Dany Laferrière 

C’est un homme changé qui remet les pieds au pays après une trentaine d’années. Le narrateur a évolué dans une société différente de celle dans lequel il a été éduqué étant jeune. Exilé au Québec depuis tant d’années, il est maintenant habitué de vivre dans un milieu urbain. Il remet les pieds dans son village natal et constate que les quartiers n’ont pas changé et les habitants qui étaient là, avant son départ, sont toujours postés au même endroit. Le personnage principal a l’impression de retourner trente ans en arrière, alors qu’il n’était qu’un gamin. Les souvenirs de cette vie, de cette enfance qu’il a connue dans un pays dont il ne connait pratiquement plus rien ne cessent de le troubler. Chaque petit détail du village lui rappelle des moments qu’il a passés avec ses amis. Autour de lui, des visages connus défilent. Les gens se sont appauvris, mais ils résistent aux changements. Le narrateur « s’était promis de ne pas regarder la ville / avec les yeux du passé. / Les images d’hier cherchent sans cesse / à se superposer à celles d’aujourd’hui. / Il navigue dans deux temps.»[16] Le narrateur est déboussolé puisque les lieux et les visages lui rappellent son enfance. Le souvenir d’une famille unie, alors que son père était encore en vie, le souvenir de ses amis avec qui il trainait, adolescent, le souvenir de la dictature des Duvalier qui ont forcé le narrateur à quitter Haïti, toutes ses choses font en sorte que le narrateur sent que cette vie est loin derrière et qu’il se sent étranger dans sa ville natale. [17]

        2.1.3 La comparaison

Dans La dot de Sara de Marie-Célie Agnant, tout comme dans L’énigme du retour de Dany Laferrière, les narrateurs comparent Haïti, comme ils l’ont laissé, à Haïti tel qu’il est devenu. Ils replongent tous les deux dans leurs souvenirs, dans un certain désir de retrouver leur terre natale telle qu’elle était, il y a une dizaine d’années. Marianna souhaite recommencer à vivre comme elle le faisait anciennement, mais les choses ont changé. La ville est devenue plus dangereuse et les gens ont évolué d’une manière différente. Dany, quant à lui, a de la difficulté à rester objectif puisqu’il se sent étranger dans sa terre natale. Il a mûri au Québec et perçoit maintenant son pays d’origine différemment que lorsqu’il a quitté. Les quartiers sont restés les mêmes et il est surpris de voir que les personnes qu’il côtoyait à Haïti sont restées au même endroit. Les lieux ont changé, mais les habitants ont traversé les épreuves. Les deux narrateurs vivent l’expérience du retour au pays de manière semblable. Ils remarquent tous les deux que le village s’est appauvri et sont tous les deux confrontés aux souvenirs qu’ils avaient d’Haïti avant leur départ opposés à Haïti tel qu’il est devenu et sont surpris de voir un si grand changement.   


 
2.2 Réadaptation au mode de vie
    2.2.1 La dot de Sara de Marie-Célie Agnant

Dès son arrivée à l’aéroport de Port-au-Prince, Marianna comprend que les choses ont beaucoup changé depuis son départ. Les gens sont moins attentionnés, ils sont indifférents. Dehors,
Elle prend un de ces cars qui ont l’air de boîtes à surprises bariolées. Une musique folle hurle à tue-tête et assaille la rue. Les gens vont et viennent, indifférents, comme des mécaniques déréglées, se cognent aux voitures qui roulent. Les rues ont l’allure de gaguères où piétons et automobiles s’affrontent sans pitié. Le car longe finalement le bord de mer. Son cœur s’emballe : la mer est là avec le même murmure, éternelle, impassible.[18]

L’extrait démontre une vision ternie d’Haïti. La comparaison entre les habitants et des mécaniques déréglées s’explique par le fait qu’ils vont et viennent machinalement. Ils ont l’air préprogrammés et n’accordent pas d’attention aux autres, comme ils le faisaient autrefois.

La nature est un aspect qui lui avait beaucoup manqué. Le retour au pays n’est pas des plus faciles pour Marianna, maintenant habituée au Québec, elle retrouve enfin ses racines. Elle est aux prises avec un sentiment de plaisir, de contemplation de la nature, opposé à un léger sentiment de tristesse de voir la société qu’elle a connue se modifier. La narratrice aimait que les gens soient liés les uns aux autres alors que maintenant elle regarde son pays d’origine et ne remarque pas le même soutien et la même entraide qu’avant. Au départ, elle nie totalement que son pays a changé. Par la suite, elle remarque les modifications, mais elle ne veut pas se réadapter, elle veut continuer à vivre comme elle le faisait avant son départ. Ses yeux essaient 
De redécouvrir ce paysage qu’ils ont laissé vingt ans auparavant. Elle s’interroge en vain pour déchiffrer les signes qu’elle ne reconnait plus. À tâtons, comme un aveugle épouvanté, son cœur tente de les retrouver, de les palper. Mais il y a ici malgré la mer, malgré le ciel, une autre âme qu’elle ne reconnait point, une âme tourmentée qui a envahi ce qui reste de ce pays. Tout a l’air si déglingué, si vieux et délavé.[19]

La narratrice se compare à un aveugle puisqu’elle est perdue dans un milieu qu’elle a anciennement connu. L’âme tourmentée qui a envahi ce qui reste du pays est en réalité une image qui sert à expliquer que l’ambiance du pays a changé, depuis son exil. La narratrice est effrayée puisqu’elle réalise qu’elle ne se souvient pas comment vivre à Haïti et elle ne croyait pas que de revenir au pays demanderait une réadaptation.  

        2.2.2 L’énigme du retour de Dany Laferrière


Dany Laferrière
Posté dans sa chambre d’hôtel, Dany regarde les passants. Dans ce pays à forte population, les gens pensent d’abord à se nourrir. Ensuite, ils pensent au sexe et finalement, au sommeil. Le narrateur a de la difficulté à s’imaginer préférer un riz aux haricots à la compagnie d’une jolie femme. [20] Dany n’est plus habitué à se priver de nourriture puisqu’au Québec, il y a de l’aide apportée aux familles qui ont plus de difficulté à se nourrir, se qui fait en sorte que la majorité de la population mange à sa faim et ne se prive pas de nourriture.

Habitué de lire l’actualité dans les journaux québécois et d’avoir les nouvelles à temps, une dame explique au narrateur qu’à Haïti les nouvelles dans les journaux ont environ une semaine de retard. Pour être à jour dans l’actualité, Dany ne doit donc pas se fier aux articles de journaux, mais doit plutôt écouter la radio.[21]

Un ami de Dany lui dit aussi qu’en Haïti, il faut vivre intensément puisqu’ils peuvent mourir à tout moment. Il dit également que ce sont ceux qui vivent dans l’opulence qui parlent le plus aisément de la mort alors que les autres ne font qu’attendre cette mort qui ne tarde pas d’ailleurs. [22] Il se revoit alors enfant et réalise qu’ici, il faut être un peu plus insouciant des risques puisque l’espérance de vie est moins grande. Plus le temps passe, plus le narrateur commence à s’adapter au mode de vie. Il a mis
Trois mois en fait / pour sortir de l’intensité urbaine / qui rythmait auparavant sa vie. / Trois mois à dormir / protégé par un village entier / qui semble connaître la source / de cette douce maladie du sommeil. / Ce n’est plus l’hiver. / Ce n’est plus l’été. / Ce n’est plus le Nord. / Ce n’est plus le Sud. / La vie sphérique, enfin. Ma vie d’avant semble si loin. / Cette vie où je fus journaliste, exilé, / ouvrier, et même écrivain. / Et où j’ai rencontré tant de gens / pour qui je ne suis plus aujourd’hui / qu’une silhouette en train de s’effacer.[23]

Dany, le narrateur a, au début de son voyage, de la difficulté à s’adapter, mais il commence à retrouver ses racines haïtiennes.

        2.2.3 La comparaison

Dans La dot de Sara, la narratrice a de la difficulté à se réadapter au mode de vie. Dès son arriver au pays, elle réalise que le pays a changé. Le pays est moins sûr qu’avant et elle ne reconnait plus les signaux qu’elle avait anciennement connus. Elle décide donc de vivre comme elle le faisait avant d’aller vivre au Québec avec Giselle et Sara.

Dans L’énigme du retour, la réadaptation au mode de vie des Haïtiens se fait progressivement pour le narrateur. Au début, il constate les différences entre le Québec et Haïti. Par la suite, certaines personnes vont l’aider à se réadapter et en trois mois, il s’éloigne de sa vie au Québec et réussi à s’adapter au mode de vie des Haïtiens.


 

Conclusion

L’analyse de La dot de Sara de Marie-Célie Agnant et de L’énigme du retour de Dany Laferrière apporte différents points de vue sur l’exil et le retour au pays. Ce sont deux histoires bien distinctes qui se ressemblent puisqu’elles sont inspirées par des événements réels qui ont été romancés.

 L’exil est abordé par le choc culturel et l’idéalisation du pays d’origine à l’arriver dans un nouveau pays. La narratrice de La dot de Sara, vit le choc culturel principalement par le changement de température et l’observation de la surconsommation au Québec. Elle idéalise donc Haïti pour la richesse de la nourriture, la beauté du paysage et le sentiment de liberté qu’elle ressent dans son pays natal. Dans L’énigme du retour, le narrateur vit difficilement l’exil puisqu’il est confronté au froid et à la solitude et qu’il a l’impression que tous les jours se ressemblent. Dans les deux œuvres, le retour au pays est analysé par la confrontation aux souvenirs, au passé et à la réadaptation au mode de vie. Les narrateurs se ressemblent puisqu’ils sont tous les deux confrontés à leurs souvenirs d’Haïti. Marianna remarque que les gens ont changé d’attitude puisqu’ils sont plus indépendants qu’auparavant. Dany remarque quant à lui que les gens se sont appauvris, mais que la plupart de ceux qu’il a côtoyés pendant sa jeunesse sont restés au pays. Plus il redécouvre Haïti, plus il se revoit adolescent trainer dans les rues avec ses amis et ses souvenirs lui reviennent sans cesse en tête.  Les deux points de vue de l’exil et du retour au pays présents dans l’analyse se ressemblent par la vision des narrateurs, mais la forme des deux romans est totalement différente. Dany Laferrière a une écriture plus poétique, son roman est écrit en vers alors que l’écriture du roman de Marie-Célie Agnant est plus près de l’oralité.

 Le séisme qui a touché Haïti le 12 janvier 2010 a suscité un immense intérêt envers la littérature migrante haïtienne. Le lectorat de cette littérature a beaucoup augmenté puisque les gens se sont intéressés davantage aux problèmes de cette société, à la misère des Haïtiens et à leur manque de ressources. L’auteur de L’énigme du retour, Dany Laferrière a donc écrit Tout bouge autour de moi pour répondre aux gens qui ont été blessés par le séisme et qui continuent de lui poser des questions sur le sujet. La littérature haïtienne commence à prendre une plus grande place dans la vente de roman et c’est une bonne façon de leur venir en aide.


Médiagraphie

[Anonyme]. «Prix Goncourt et Médicis - La diversité créatrice de la littérature francophone», Le Devoir, Montréal, 21 novembre 2009, p.c5.
Consulté sur Euréka le 25 mars 2011

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Consulté sur Euréka le 25 mars 2011

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Consulté sur Euréka le 25 mars 2011
PETROWSKI, Nathalie, « Dany en trois temps», La Presse, Montréal, 19 septembre
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Consulté sur Euréka le 25 mars 2011

POULIOT, Suzanne, « La littérature migrante pour les jeunes », Québec français, no152, [s.l.], 2009, p. 66-68.
Consulté sur Érudit le 25 février 2011

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SAINT-ÉLOI, Rodney, «La littérature haïtienne et ses espaces éclatés», Québec français, no 154, Montréal, 2009, p.90-93.
Consulté sur Érudit le 7 février 2011




[1] J-C. ICART, « Le Québec et Haïti : une histoire ancienne », p. 30-34.
   L. ICART, «Haïti - Face au passé», Haïti-en-Québec, p.45-79.

[2] GHALEM, Nadia et al., Introduction aux littératures francophones.
  CHARTIER, Daniel, « Les origines de l’écriture migrante : L’immigration littéraire au Québec au       cours des deux derniers siècles», p.303-316.  
[3]M-C. AGNANT, La dot de Sara, p.31.
[4]M-C. AGNANT, La dot de Sara, p.45.
[5] D. LAFERRIÈRE, L’énigme du retour, p.72.
[6] D. LAFERRIÈRE, L’énigme du retour, p.15.
[7] MONPETIT, Caroline, «Les deux côtés de l’exil», Le Devoir, Montréal, 19 septembre 2009, p.f1.
[8] D. LAFERRIÈRE, L’énigme du retour, p.44-45.
[9]M-C. AGNANT, La dot de Sara, p.51.
[10] D. LAFERRIÈRE, L’énigme du retour, p.75.
[11] D. LAFERRIÈRE, L’énigme du retour, p.22-23. 
[12] GHALEM, Nadia et al., Introduction aux littératures francophones.
    CHARTIER, Daniel, « Les origines de l’écriture migrante : L’immigration littéraire au Québec au        cours des deux derniers siècles», p.303-316.  
[13] SAINT-ÉLOI, Rodney, «La littérature haïtienne et ses espaces éclatés», Québec français, no 154,  Montréal, 2009, p.90-93.
[14] SAINT-CYR, Guy-Robert, La diaspora haïtienne : Entre admiration et suspicion.
    SAINT-ÉLOI, Rodney, «La littérature haïtienne et ses espaces éclatés», p.90-93.
[15]M-C. AGNANT, La dot de Sara, p.163
[16] D. LAFERRIÈRE, L’énigme du retour, p.175.
[17] D. LAFERRIÈRE, L’énigme du retour, p.152.
[18]M-C. AGNANT, La dot de Sara, p. 166-167.
[19] M-C. AGNANT, La dot de Sara, p. 167.
[20] D. LAFERRIÈRE, L’énigme du retour, p.134.
[21] D. LAFERRIÈRE, L’énigme du retour, p.150.
[22] D. LAFERRIÈRE, L’énigme du retour, p.158.
[23] D. LAFERRIÈRE, L’énigme du retour, p.185.